INDISCRÉTIONS

Le petit sourire figé plaqué sur sa face, il observe l'extérieur avec une expression de curiosité malsaine. C'est un garçon comme les autres. Il est juste dans la classe d'en haut. Ce n'est pas n'importe qui. Alors son physique doit être adapté à sa place dans la société. Un chandail mal repassé et un vulgaire jean ne suffisent pas à vêtir un jeune homme si haut placé. Il porte le costard comme vêtement de tous les jours et ne se prive pas des plus grandes marques du monde. C'est un fils de riche, après tout. Il n'est pas logé à la même enseigne que les autres. Il est bien obligé de donner une bonne image de sa personne. Prestance est le maître mot. Il préfèrerait pourtant quelque chose de plus simple et décontracté. C'est son père. Encore son père. Et les médias. Et toute la populace. Et toute cette montagne de responsabilités qui lui écrase l'échine pour le faire décliner. Alors il fait bonne figure, le fils du premier ministre. Il n'est rien de plus aux yeux du monde.
Il ne néglige jamais l'image qu'il donne de lui-même. Aucun besoin de séduire ou d'attirer les regards, il ne recherche pas la beauté physique mais se refuse à une aura disgracieuse. Sa manière de se tenir, de regarder les gens, de feindre de les écouter, tout est particulier en lui. Luit toujours au fond de sa pupille une étincelle de colère. Il est quelqu'un de très vif, tout se lit dans son regard strict et farouche. Une expression cassante et ferme, il représente le sommet de l'autorité et impressionne souvent autant que son père. Il n'a rien à vous cacher et ses grimaces de dégoût à aucun prix réprimées font savoir sans doute à quel point son entourage peut le faire chier. Il n'est expressif que lorsqu'il s'agit de faire démonstration de son agacement auprès des autres.
Ses traits sont très finement ciselés, et son visage d'un tel pâle qu'on penserait qu'il a passé sa vie enfermé dans une cave. Il n'est pas toujours très beau à regarder. Mais il dégage cependant un charisme et un leadership exceptionnels. Son visage est empreint de légères cernes sous les yeux, présentes de façon permanente, conséquence des nombreuses nuits blanches qu'il a passé avec ses anciens compagnons de Circus. Ses yeux d'un gris rutilant comme de l'argent sont surmontés de fins et longs sourcils contractés et froncés du matin au soir, soulignant sa nervosité naturelle. Il n'a décidément pas le regard sympathique mais toujours la mine pugnace.
Ses cheveux noirs hirsutes assombrissent son visage et lui donnent ce petit air espiègle que les garçons de son genre n'ont habituellement pas. Courts et épais, ils n'ont rien de la texture lisse et soyeuse des cheveux japonais courants. Son apparence a d'ailleurs tendance à détourner les idées reçues sur l'apparence commune entre les japonais. Il prend rarement la peine de se raser complètement, il a toujours un début de barbe à peine visible. Quoi qu'il en soit, ça ne change rien à la donne. Qu'il soit bien habillé ou vêtu de haillons, que ses dents soient d'un blanc impeccable ou qu'il ait une halène de clébard, on le considèrera toujours comme parfait. Parfait. C'est le fils du premier ministre, après tout.

Ils étaient tous en train de fourmiller autour de lui. Tous braqués sur lui. Comme un effet d'attraction astrale. Un aimant. C'est le juste mot. Tous les micros tournés vers lui, toutes les lumières lui blessant la vue, lui qui n'avait rien demandé. Un simple lycéen qui n'a rien à voir avec tout ça. Il serait presque écrasé dans la masse si ses gardes du corps ne s'appliquaient pas tant dans la tâche de repousser tous ces journalistes. Toute cette agitation ne rime à rien. Il ne répondra pas à vos questions. Il n'en a pas besoin. Il a cependant besoin de ses gardes du corps pour se rendre au lycée. Cela peut paraitre normal pour certains, lui trouvait cela révoltant. Ce n'était pas humain de lui faire subir toute cette pression à la place de son père. Être obligé de tout faire à sa place. Se faire pigeon de son père, c'était un peu ça, son rôle dans l'histoire. Il n'était rien de plus qu'un intermédiaire. Et son père un vil profiteur qu'on ne voyait jamais à la télévision ni dans les journaux. Il n'existait qu'à travers son fils cadet. Un être répugnant qui n'avait aucun mérite à posséder un tel titre ; premier ministre était une lourde tâche qui ne se confiait pas à un jeune homme de dix-sept ans. Et pourtant cela ne choquait personne. Se faire exploiter de cette manière, c'était insupportable. Impossible de respirer. Impossible de sortir sans avoir les médias collés au cul. Il se réservait régulièrement le droit d'ignorer ces messieurs les journalistes. Mais il ne parvenait jamais à les fuir indéfiniment.
Confortablement installé dans un grand fauteuil de bureau en soie rouge, il feuilletait un journal sans réel enthousiasme, sans réel conviction. Il le lisait sans le lire ; il contemplait plutôt sa place dans cette maison. Assis dans le fauteuil qu'occupait Jun avant qu'il ne s'exile loin d'ici. Avant qu'il ne lui délègue l'avalanche de responsabilités que représentait le fait d'être fils héritier de Kurokawa. Il prenait des notes de ce qu'il lisait, inconsciemment. Son écriture prenait différents tons ; il passait d'une écriture stressée et maladroite à une écriture sinueuse comme les courbes d'un fleuve mouvementé. Non, pour lui la vie n'était pas un long fleuve tranquille mais un torrent plein de cailloux.

Vieux con.

Le papier épais du journal se froissa dans la poigne d'acier du garçon. Il l'écrasait dans sa paume et le déchirait avec amertume. Rien n'est plus ignoble que le souvenir de cette double vie.

Il se souvient de ce comportement si fraternel et de ce lien indéfectible qui le liait à ce type. C'était comme ça, jamais il n'avait été considéré comme quelqu'un d'autre que le fils du premier ministre. Plus jeune, il n'avait existé que dans l'ombre de son grand frère. Depuis le berceau il n'était qu'un figurant. Il n'avait existé que pour son père et ce cercle infernal ne cessait jamais, il continuait de l'étreindre inlassablement. Pris au piège de sa propre existence. Pourtant il avait trouvé quelque chose de différent en cette personne ; quelqu'un qui l'estimait, le traitait tel qu'il était. Ce n'était pas un frère de sang. Mais il n'avait jamais été aussi proche d'une autre personne. Ça lui avait paru tellement irréel, pourtant il le savait, c'était une amitié solide qu'il lui vouait depuis le début. Il pensait que c'était réciproque. Sincèrement. Circus regroupait tout un tas de personnes qui lui semblaient partager les mêmes idéaux que lui. Le même objectif, le même désir de créer une grande vague novatrice. Rien n'était plus beau que de croire en cet idéal, une nouvelle vie prenait forme petit à petit, alors qu'il ruinait ses nuits pour consacrer le maximum du temps qu'il pouvait offrir à Circus. Le temps, pas seulement, disons qu'il fut la principale source de revenus du groupe. Et quelque part, il sait que sans tout cet argent qu'il avait lui-même jeté par les fenêtres, ces attentats n'auraient peut-être pas pu être réalisables. Apporter des fonds à une association à la poursuite d'un idéal était une chose, permettre indirectement la possibilité d'actes aussi monstrueux était impardonnable pour son ego. Mais à l'époque, rien ne pouvait le convaincre que quelque chose se tramait derrière tout ça. Il ne s'en doutait pas. Rien ne lui semblait étrange. Pourtant il était le fils du premier ministre. Aujourd'hui le jeune homme le plus en vu des médias. Hier un poids et un risque pour Circus. Il était rare de trouver des fils de riches assez naïfs pour y croire.

Tu m'as trahi et abandonné. Tu n'es pas si différent de lui, au final.

Tout s'est brisé, tout a volé en éclat comme un vase que l'on aurait jeté au sol. Des cris, des hurlements de rire, ils résonnaient tous à l'unisson dans sa tête, ils le tordaient, le froissaient, le détruisaient de l'intérieur. Jamais il n'aura vécu pareille humiliation. Tout n'était que masquarade, tout n'était que mensonge et frivolités. Tant d'hypocrisie et de manipulation était incompréhensible pour lui. Jamais, non, jamais il n'avait été comme on le décrit dans les journaux. Non il n'est pas un modèle à suivre. Non il n'est pas un fils parfait. Il n'était rien. Dévasté. Décomposé. Plus rien. Juste un être minable et pathétique. Il avait été utilisé par Circus et malgré cette découverte, il ne pouvait pardonner à son ami de l'y avoir abandonné. Il n'avait servi qu'à couvrir les fonds d'attentats terroristes. Jamais Circus n'avait envisagé de partager sa manière de voir les choses. Il n'était pas comme eux. Il ne l'avait jamais été. Pour rien au monde.

Je te détruirai. Sale fumier.

Tout l'édifice de sa vie s'était écroulé à présent. Il restait toujours les débris pour reconstruire ce que son ancien chef avait détruit en une soirée. Sa fierté et ses ambitions n'avaient jamais été aussi solides. Toutes ces choses l'avait endurci, une rage de vaincre s'immisçait en lui de plus en plus chaque jour. Chaque instant.

Toujours cette lueur de haine et d'espoir.